Notes de Synthése de Valentina Salierno
Élodie Lecuppre-Desjardin, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004, 427 p.
« Un groupe social, une société politique,
une civilisation se définissent d’abord par
leur mémoire, c’est à dire par leur histoire,
non pas l’histoire qu’ils eurent vraiment,
mais celle que les historiens leur firent»
Bernard Guenée[1]
Il revient à Élodie Lecuppre-Desjardin d’avoir abordé la question de la relation politique entre les espaces publics et les cérémonies urbaines entre la fin du XIVème et la fin du XVème siècle dans sa thèse de doctorat en Études médiévales réalisée sous la direction de Élisabeth Crouzet-Payan, La ville des cérémonies, soutenue en2002 à l’Université Paris 4[2]. Plus tard publié sous forme de livre, qui sera utilisé ici[3].
La réflexion sur le langage et la communication symboliques – cœur de cette étude sur les cérémonies – a pour but celui d’éclairer les rapports complexes entre le prince et les villes entre XIVème et XVème siècle sans jamais perdre de vue le couple épistémologique « diversité de lieux, diversité de groupes sociaux » (p. 48). En fait, les cas d’étude sont neuf villes bourguignonnes : Arras, Lille, Gand, Bruges, Douai, Mons, Bruxelles, Valenciennes et Saint-Omer, appelées « villes du Nord », pour utiliser une expression de Henri Pirenne. Celles-ci nous donnent un moyen pour comprendre le jeu politique au cœur des manifestations publiques. Se référant à l’enquête de l’historienne, Andrea Martignoni[4] nous présente la question qui guide l’autrice dans cette étude : « Les cérémonies bourguignonnes : révélations protéiformes des valeurs esthétiques d’une vie culturelle rayonnante ou instrument politique d’un État en marche ? ». La tentation de concevoir les cérémonies urbaines comme un moment où chaque acteur impliqué lit un texte en fonction du groupe social auquel il s’adresse est l’un des points cruciaux de cette problématique, qui s’affine autour des concepts de communication politique, de propagande et d’intégration et de toutes les polémiques que cette dernière a déjà pu susciter au sein des spécialistes de la principauté. L’historienne a en effet défendu une thèse de large portée sur les interactions entre la politique princière, consciente de sa puissance et de son pouvoir, et les espaces publics, vus comme des « tribunes » où se joue un rôle social et politique et où « la communication symbolique doit être savamment orchestrée pour faire de l’entrée du duc un véritable moment de politique et de triomphe[5] ». En fait, le lecteur comprend en lisant cette étude, que les espaces publics ont toujours été utilisés comme des lieux où le pouvoir et ses manifestations peuvent être discutés (ou seulement ʺpassivement˝ acceptés). Il faut rendre justice aux intuitions qui ont permis aux études de progresser dans la réflexion sur les cérémonies urbaines liées aux espaces politiques d’une ville, notamment sous l’impulsion des travaux de Bernard Guenée sur les entrées royales en France[6]. Force est aussi de constater que ce domaine de recherche est resté longtemps problématique, bien que les cérémonies bourguignonnes aient longtemps été au centre de réflexions et d’études qui, au fil des ans, ont accru l’intérêt des historiens pour ces événements. La force de cette étude réside cependant dans la compréhension de l’importance des discours que l’historiographie avait entretenu autour du thème des cérémonies bourguignonnes, pour développer une nouvelle réflexion sur les villes qui accueillaient cette « négociation de pouvoir ».
La richesse de la documentation analysée par Élodie Lecuppre-Desjardin montre bien comme ces cérémonies ont placé une ambiguïté dans le discours symbolique, devenant un outil au service du pouvoir et des ambitions politiques. En fait, l’un des aspects centraux du travail est la grande considération qui est accordée à la politique de communication mise en œuvre selon les mêmes principes, et dont les cérémonies nous offrent certainement le plus bel exemple. En utilisant les espaces publics comme un outil politique, l’État bourguignon s’est présenté et affirmé comme un État moderne, utilisant un moyen qui peut sembler à première vue neutre : les cérémonies. C’est là, au contraire, que les princes ont utilisé le pouvoir de la propagande et de la négociation.
Dans la dernière partie de l’introduction (p. 3-11), utile pour comprendre l’ensemble du travail et les réflexions de nature politique que l’on trouvera dans le texte, une place de choix est accordée à la littérature portant sur les espaces publics ainsi qu’à celle traitant de la communication du pouvoir. L’historienne décrit les parties qui composeront son travail sur les cérémonies, en annonçant que l’axe de recherche qui reliera les événements analysés ne sera pas d’ordre chronologique, lequel se serait certainement présenté comme un fil conducteur plus confortable, mais prendra la forme d’une analyse de chaque cas individuel dans un « arrêt sur image » qui tend à figer ces épisodes de rencontre du prince et de ses villes pour privilégier les réflexions sur les espaces utilisés pour développer des thèmes précis.
La thèse est divisée en trois parties : une première section intitulée « la ville : réalité, perception, représentation » (p. 15), plus structurelle, est consacrée à la présentation des espaces dans lesquels se déroule cette rencontre. La perception géographique et topographique des lieux est une partie fondamentale dans le discours, aidée en cela par la présence de cartes qui favorisent la réflexion sur les espaces publics et l’imaginaire sur lesquels ils sont modelés avant le rideau. Toutes les réflexions exposées jusqu’à ce moment par le siècle précédent n’avaient rien fait d’autre – selon l’historienne – que d’analyser les cérémonies bourguignonnes selon le faste et la beauté, presque exagérés, de ces cérémonies ; le but de cette première partie est précisément de s’éloigner momentanément de ce type de récit, de se consacrer à une analyse plus structurelle, théorique – pourrait-on dire – des lieux impliqués dans ces événements. Dans cette première partie, l’historienne décide de donner une nouvelle interprétation aux écrits des chroniqueurs qui ont toujours traité les voyages des princes dans le royaume comme des intermédiaires sans jamais s’attarder sur les lieux visités, peut-être parce que – selon l’érudit – le caractère répétitif des cérémonies leur fait perdre toute valeur spectaculaire dans l’histoire. En fait, cette vision s’oppose à celle d’une historiographie, maintenant dépassée, qui voit dans ces mentions fugaces de noms de villes le témoignage des pérégrinations du prince dans le royaume, oubliant cependant qu’en réalité ce « nomadisme » était bien organisé et structuré. Ici, l’historienne réfléchit également aux sources disponibles pour parler de ces cérémonies, comme le sont par exemple les registres comptables, déjà largement étudiés et connus pour le domaine qui l’intéresse. À la fin du chapitre, elle soutient que « Dans cet espace distribué en réseaux, la circulation est au fondement même de l’exercice du pouvoir » (p. 48).
Dans un deuxième temps, l’historienne aborde « La rencontre des hommes » ; à cette occasion, elle aborde la question de la ville comme espace de communication (p. 133). Dans cette partie, le thème de l’œuvre commence à être défini, ceci à travers une analyse plus détaillée des espaces dans lesquels la communication politique a lieu au moment de l’entrée du prince dans la ville. Les thèmes abordés dans ce cas sont ceux liés à la tradition des lieux : le respect des coutumes, les pratiques qui caractérisent une ville, l’utilisation de la parole ; ces éléments nous permettent de comprendre dans quelle mesure la cérémonie est capable d’assurer le passage de la tradition à la modernité. En partant de ce qui avait été les réflexions d’Alain Boureau dans un article sur les entrées[7], Élodie Lecuppre-Desjardin souligne comment, d’après lui, certains historiens soutiennent que la cérémonie fait l’État. Pour l’admettre, il est nécessaire de poser le problème de son règlement dans la création de l’État moderne. C’est dans cette partie que l’œuvre atteint le cœur de l’enquête et que prennent sens les questionnements posés dans l’introduction, car un espace ample est consacré à ce que sont les dialogues entre les parties, prince et ville, au sein de la cérémonie.
La troisième partie est intitulée « À l’ombre des imaginaires : tentatives réciproques de séduction croises du prince et de ses ville » (p. 233). C’est la partie la plus complexe de la réflexion construite par l’historienne. En fait, la cérémonie vue jusqu’ici comme une mise en scène de l’apparition « extraordinaire de l’État », est interrogée ici pour montrer à quel point la communication politique peut aussi « échouer ». Ici, le processus de propagande fait par les princes est analysé, mais beaucoup d’espace est consacré à la ville, véritable acteur de ce processus politique. Ici, en effet, la topographie sociale et symbolique de la ville est également analysée en fonction de sa capacité à se prêter comme un espace d’échange et de dialogue, investi de désordre et d’ordre. L’espace est donc étudié sous l’aspect de « theatrum urbis », dans lequel toute la population est un acteur du spectacle, participante en quelque sorte de cet espace en perpétuel mouvement.
Le type d’approche utilisé par Élodie Lecuppre-Desjardin fait de cette étude un point fondamental pour commencer à étudier les cérémonies d’entrée. Précisant que chaque réalité est différente et trop variée par rapport à une autre, il est utile de prendre en considération la thèse à partir de laquelle part cette étude : la relation entre les princes et les villes a d’abord mis en évidence l’utilisation de références culturelles partagées et suggéré l’existence d’une cohésion différente au sein de cet espace, mais a également permis à l’historienne de s’interroger sur cette relation de séduction et la possibilité de manipulation et de propagande. Les cérémonies mêlant hommes, dimensions économiques et politiques, permettent de réfléchir sur la conception du pouvoir dans ces espaces mais aussi de révéler des différences précises entre les villes bourguignonnes analysées.
Notes
[1] Bernard GUENEE, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 16.
[2] Élodie LECUPPRE-DESJARDIN, La ville des cérémonies : espace public et communication symbolique dans les villes des anciens Pays-Bas bourguignons, thèse de doctorat réalisée sous la direction de Élisabeth Crouzet-Pavan, Paris 4, 2002.
[3] Ceci est la version que j’utilise pour mon mémoire : Élodie LECUPPRE-DESJARDIN, La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Turnhout, Brepols, 2004, 427 p.
[4] AndreaMARTIGNONI, «Elodie LECUPPRE‑DESJARDIN, Vade mecum. La ville des cérémonies. Essai sur la communication politique dans les anciens Pays-Bas bourguignons, Brepols, Studies in European Urban History (1100-1800), 2004, 380 p. [publication prévue pour juin 2004] », Questes, 7 | 2004, 64-65.
[5] Ivi, p.2.
[6] Bernard GUENÉE et Françoise LEHOUX, Les Entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, Éditions du CNRS, 1968.
[7] Alain BOUREAU, « Les cérémonies royales françaises, entre performance juridique et compétence liturgique », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 46, n° 6, 1991, p. 1253-1264.