Notes de Synthése de Valentina Salierno
Joël Blanchard, La conception des échafauds dans les entrées royales (1484-1517), dans Le Moyen français : rassegna di studi linguistici e letterari, sous la direction de Giuseppe di Stefano, vol.19, p. 58-78, 1986.
La contribution de Joël Blanchard se présente comme une étude qui a comme but celui d’expliquer pourquoi le théâtre médiéval, celui des échafauds élevés dans les villes pour les entrées royales, peut être appelé « théâtre de rue », plutôt que considéré comme une forme de spectacle proche cela dans le théâtre tout court. En analysant ces structures spectaculaires, peu étudiées par l’historiographie théâtrale, Blanchard vise à faire place à ces manifestations à partir de la façon dont elles ont été organisées et donc du type de structures qui ont été produites par les couches artisanes de la ville. Un large souffle est en effet donné aux réflexions sur la présence de figures spécialisées dans la réalisation d’une mise en scène, qui – étant de véritables experts – ont créé des structures ordonnées et hiérarchiques, imprégnées de symbolisme.
L’historiographie qui s’est concentrée sur le sujet a préféré, selon Blanchard, donner plus de place à les formes « théâtrales », qui peuvent être – précisément en raison de leur nature peut-être plus proche de l’idée de théâtre traditionnel – analysées selon des axes politiques et de propagande liée à la fonction politique du théâtre et utilisées comme instruments de pouvoir et de propagande. Les critiques ont en effet négligé toutes ces sources, telles que les procès-verbaux d’entrées, chroniques ou mémoires, qui fournissent une description de ces spectacles, pour se concentrer sur d’autres considérations sur ces manifestations et renonçant ainsi à penser ces dispositifs représentatifs comme significatifs dans le discours théâtral. En effet, dans ce qui est la plus grande étude des entrées royales en France[1], Bernard Guenée compte au moins quinze cas dans lesquels les entrées sont mentionnées entre les années entre 1484 et 1517. Dans l’analyse faite par l’historien, la réalisation de ces structures, utiles et nécessaires pour les entrées, n’est presque jamais prise en considération, mais il est néanmoins important de noter qu’au XVe siècle c’est une mode qui se développe en marge des mystères. Le but de Joël Blanchard est donc d’aller explorer un terrain exempt en se gardant d’analyser la finalité politique de ce jeu théâtral, pour se concentrer plutôt sur certains motifs typiques qui caractérisent ceux structures.
Tout d’abord, l’une des caractéristiques les plus importantes à souligner est que ceux qui « regardent », les spectateurs, dit Blanchard, ont peu de liberté. Cela signifie que le spectateur a peu de place pour l’imagination et peu de liberté dans l’interprétation de ce qui est devant à lui, à partir du moment où « la posture édifiante, le hiératisme des figures installées dans un décor symbolique sont la règle »[2]. C’est précisément à ce moment que se manifeste l’un des points centraux de cette étude : le désaveu des valeurs théâtrales est clair. En fait, il tient à souligner qu’il n’y a pas de discours, pas d’échange ou de démonstration, mais « la lettre monumentalisée, grossie, faite pour happer le regard, relaie l’image sans en épuiser le sens. Cette production d’effets est un trait essentiel des échafauds de l’entrée [3] ».
La deuxième partie de l’étude est précisément consacrée à ce désaveu des valeurs théâtrales et tend à préciser comment ces théâtres étaient considérés par l’historiographie précédente, et en particulier par les études de G. R. Kernodle[4], un « théâtre de rue ». Il s’agissait pour la plupart de charpentes de tréteaux, absolument différents et moins élaborés, en profondeur et en scénographie, que le vaste espace occupé par les mystères. Les éléments architecturaux, tels que les fontaines, les montagnes, les châteaux, les pavillons, les bateaux sont conventionnels et leur signification au sein de ces structures est symbolique et marquée. En fait, les créateurs de ces spectacles, que Blanchard appelle « les concepteurs » ont également utilisé certains dispositifs préexistantsdans la construction, tels que les murs, les façades, les portes, les fontaines déjà existantes « qui se prêtent facilement à l’élaboration de configuration d’images[5]». Ces dispositifs ont été rassemblés de nombreuses fois dans des structures architecturales parfois séparées entre les deux (échafaud miparti). À ce point-là l’étude se dédie aux personnages qui occupaient ces appareils, car ils constituent l’une des particularités de ces structures. Selon la thermologie médiévale, ces personnages sont appelés histoires[6]; il est signalé aussi le terme de Mystère et, plus tardivement, de spectacle (Rouen 1517). Celle de tabelaux vivante est, au contraire – il souligne – une expression impropre utilisée par les critiques. Tous ces personnages sont disposés dans la scène d’une manière différente. La chose la plus particulière sur laquelle il insiste, c’est que très souvent ces personnages étaient, selon l’occasion, soit des mannequins, soit des acteurs. Dans la plupart des cas, les informations obtenues à partir des sources ne peuvent pas rendre cet aspect certain. Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que c’est le fil conducteur autour duquel tourne l’étude de Blanchard : la hiérarchie de ces histoires, qui sont à l’origine du doute qui pèse sur la vraie nature de ces structures. Certains comptes rendus précisent que le public avait le sentiment qu’elles étaient vivantes, bien qu’elles fussentdes statues (Paris 1517). Même si des êtres vivants étaient présents dans les structures et non des mannequins, dans ces cas, il y avait des effets d’illusion causés par la capacité des acteurs à rester immobiles, ou – vice-versa – on avait l’impression que ces mannequins étaient vivants. Il est important de souligner cet aspect : quelle que soit la fonction de ces mannequins, le geste était suspendu. Le terme utilisé par les critiques les plus récents est celui de « mimes » ou de « pantonymes », mais – soutient Blanchard – il s’agit d’une attribution erronée : le mime « recompose une bataille, esquisse un mouvement qui suit la coupe du sentiment[7] ». Dans ce cas, Blanchard soutient que le mime est une activité spécifiquement théâtrale puisqu’il décrit une action que le geste rend transparente. Cela ne correspond pas à ce qui se joue dans les échafauds : les concepteurs des entrées royales se privent volontairement de continuité gestuelle et de parole. L’effet crée, c’est celui de la surprise, puisque le roi, une fois devant les échafauds, franchit la porte et se retrouve devant un spectacle d’images silencieuses et improbables.
Le fait qu’il y ait très souvent des figures immobiles ne signifie pas que la hiérarchie qui les commande empêche le mouvement : en effet, Blanchard souligne, en examinant quelques exemples, comment les personnages qui jouent sur l’échafaud sont toujours accompagnés dans l’écriture qui complète le geste frigé. Les personnages, qu’ils soient vivants ou mannequins, sont déplacés soit dans un mouvement ascensionnel, avec le passage d’un niveau à l’autre du catafalque (Paris 1514) soit avec un mouvement descendant (Rouen 1485), ou bien horizontal (Rouen 1517). Bien qu’il n’y ait pas de mots prononcés, l’auteur maintient que ces scènes ne correspondent pas à des natures mortes : « Il n’y a rien qui rappelle une action humaine continue et s’explicitant par elle-même comme dans le mime ou le théâtre, mais une représentation qui frappe par certains aspects privilégiés dont il s’agit d’achever le déchiffrement »[8]. Ici, l’historien commence un long discours sur l’écriture présente dans ces échafauds qui offre, au moins en partie, une résolution au conflit de ce genre de « théâtre ». L’écriture, en effet, est continuellement associée à des images. Les registres de comptes, les procès-verbaux d’entrée, nécessitent très souvent la préparation de rouleaux, rolets, placarts, compartiments ou tiltres. Tous ces écritures, note Blanchard, ont besoin d’une activité artisanale : les papeteries fournissent les feuilles de papier, le charpentier colle les pièces, un peintre calligraphe peint les lettres et un autre peintre arrondit les panneaux avant de les fixer sur l’image. Il est facile de supposer que certaines déclarations dans le texte sont plus explicatives que d’autres. Dans les cas où le référent est le texte biblique, une convergence entre le texte de la pancarte et le slogan politique est observée. À ce stade, l’auteur se pose une question : « lorsque l’énoncé a la valeur d’une adresse, quel est le destinataire précis ? Les figures de l’échafaud ou le roi qui passe ? [9]» . La disposition de ces personnages avec les signes indique une relation d’échange qui n’est pas explicite quand on regarde l’échafaud et qui reste encore mystérieuse aujourd’hui. Chaque écriture apportée par un personnage est une valeur en laquelle on croit. Cette écriture existe en tant que catégorie fondamentale d’entrée. L’opposition établie par les critiques traditionnels entre les Mystères mimés et les Mystères parlés pour définir une évolution de la scénographie de ces échafauds n’est pas fondée : « tout message est un message porté et non pas exhalé par la voix[10] ».
La troisième partie est consacré au Le champ du pouvoir symbolique. Les panneaux, qui perturbent sans démontrer, entretient une ambiguïté sur le sens du tableau. Dans cette partie, le chercheur mène une analyse qui se démarque des approches par lesquelles ces images sont habituellement traitées, puisqu’il mobilise des comptes-rendus, très souvent écrits par le concepteur lui-même, ou par un scribe. Ces comptes rendus prennent très souvent la forme d’un récit explicatif et commémoratif. Le document tente d’établir un lien logique et temporel entre les différentes figures des échafauds en les reliant entre elles dans la narration.
Bien entendu, ces sources ne sont pas neutres dans leur description, puisqu’elles remplissent une fonction explicative et démonstrative. Il parle des choses représentées pour les mettre dans une situation contemporaine, pour qu’une relation soit comprise entre le temps mythique, celui des figures sur l’échafaud et une réalité présente, celle du roi qui passe. Blanchard analyse ici l’entrée de Charles VIII à Troyes (1486) à partir d’un compte-rendu en vers. Dans ce cas, la description de l’un des échafauds construits pour cette entrée : « Le compte-rendu se construit comme un rapport qui, prenant appui sur un fait passé appartenant à l’histoire sacrée, induit des mêmes causes les mêmes effets et projette dans un futur immédiat le triomphe du jeune roi Charles VIII assimilé au descendant de la filiation des rois d’Israël [11]». La réflexion sur le symbolisme des échafauds renvoie Blanchard à la réflexion sur la personnalité du concepteur, responsable de la représentation. Les textes disponibles dans ce cas sont très rares et ne définissent pas l’organisation de ces spectacles. On peut parler dans ce cas des registres municipaux qui se réfèrent à la préparation des entrées. C’est ici que l’historien parle de deux exemples de concepteurs très important, Pinel et Gringore, en démontrant que « plus le concepteur est connu, plus il devient combattif, plus il défend une situation sociale, plus son métier est appelé à accroître l’importance de ses moyens[12] ».
Notes
[1] Guenée B., Lehoux F., Les Entrées royales françaises de 1328 à 1515, Paris, Éditions du CNRS, 1968.
[2] Joël Blanchard, La conception des échafauds dans les entrées royales (1484-1517), dans Le Moyen français : rassegna di studi linguistici e letterari, sous la direction de Giuseppe di Stefano, vol.19, p.58-78, 1986. Ici je reporte également la note 4, p.59, où l’historien explique et justifie le choix des entrées pris en examen, parce que moi aussi j’irai utiliser les abréviations proposent en parlant des entrées. N’étant utile qu’au discours qui est fait sur les entrées et une partie de l’étude de Blachard, je ne reporterai pas les études citées dans la bibliographie, mais ils serviront seulement à orienter sur les parenthèses que j’utiliserai : « Ci-dessous entre parenthèses les abréviations que nous utiliserons pour les entrées dans les notes de cette étude. 1° Entrée de Charles VIII à Paris, le 5 juillet 1484, in Guenée-Lehoux, pp. 104-119 (Paris 1484). 2° Entrée de Charles VIII à Rouen, le 14 avril 1485, in Guenée-Lehoux, pp. 241-265 (Rouen 1485). 3° Entrée de Charles VIII à Troyes, le 11 mai 1486, in Guenée-Lehoux, pp. 265- 283 (Troyes 1486). 4° Entrée de Charles VIII à Vienne, le 1er décembre 1490, in Guenée-Lehoux, pp. 299-306 (Vienne 1490). 5° Entrée d’Anne de Bretagne à Paris, le 8 février 1492, in Sensuit le sacre de la très crestienne Royne de France lequel fut fait à saint denis en france e avecques le couronnement dit-elle. Et aussi L’entrée de la dicte dame en la bonne ville de Paris, Paris B.N. Impr. Rés. Lb.28 13. Il existe un autre compte-rendu de l’entrée faisant partie de pièces ajoutées au Kalendrier des guerres de Tournay de Jean Nicolay, aux ff° 418-425 du ms. Paris B.N. fr. 24052. Une édition en a été donnée dans le Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1845-1846, pp. 111-12 (Paris 1492). 6° Entrée de Louis XII à Paris, le 2 juillet 1498, in Guenée-Lehoux, pp. 126-135 (Paris 1498). 7° Entrée de l’archiduc d’Autriche, Philippe le Beau, à Paris, le 25 novembre 1501, in L’entrée faicte à Paris par très puissant prince & seigneur. / Larcheduc de austriche Conte de flandres & entre ses aultres tiltres Prince de castille & d’Espagne, Paris B.N. Impr. Rés. Lb.29 24 (Paris 1501). 8° Entrée d’Anne de Bretagne à Paris, le 19 novembre 1504, in Le Sacre d’Anne de Bretagne et son entrée à Paris en 1504, éd. par H. Stein, Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 29 (1902), pp. 268-304 [ édition du ms. Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, 3036 ] ( Paris 1504). 9° Entrée de Louis XII à Lyon, le 17juillet 1507, éd. G. Guigue, Lyon, 1885 (Lyon 1507). 10° Entrée du roi Louis XII et de la reine à Rouen, [le 28 septembre 1508], éd. P. Le Verdier, Rouen, 1900 (Rouen 1508). 11° Entrée de Marie Tudor à Paris, le 6 novembre 1514, in C.R. Baskervill, Pierre Gringore’s Pageants for the Entry of Mary Tudor into Paris, Chicago, 1934, pp. 1-15 [édition du ms. Londres, British Library, Cottonian Ms. Vespasian B. II]; pour les autres comptes-rendus de cette entrée, voir infra, note 42 ( Paris 1514). 12° Entrée de François 1er à Paris, in L’entrée du roi de France en sa ville de Paris le 14 février 1515, Séville, Biblioteca Capitular y Colombina 13.2.16. [Voir la description. Dans J Babelon, La Bibliothèque française de Fernand Colomb, Paris, 1915. Sous le n“ 58] (Paris 1515). 13° L’Entrée de François Premier Roy de France en la Cité de Lyon te 12 /uillet 1515, éd. G. Guigue, Lyon, 1899 (Lyon 1515). 14° Entrée de Claude de France à Paris, le 12 mai 1517, in B.M. Nantes ms. 1337 : Le couronnement sacre et entrée de la Royne à Paris. Pour les autres comptes rendus de cette entrée voir infra, note 42 (Paris 1517). 15° L’Entrée de François Premier, roy de France, dans la ville de Rouen, au mois d’aout [le 2] 1517, éd. C. de Robillard de Beaurepaire, Rouen, 1867 (Rouen 1517). Ce corpus n’est pas exhaustif. Nous laissons de côté les entrées italiennes de Charles VIII et Louis XII. (Voir, pour ces dernières entrées, la liste des imprimés dressée par J.P. Seguin [« L’information à la fin du XVe siècle en France, pièces d’actualité imprimées sous le règne de Charles VIII », Arts et traditions populaires, 1956, n° 4, pp. 309-330,1957, n° 1, pp. 53-69 ; id., L’information en France de Louis XII à Henri II, Genève, 1961, pp. 56-75). Nous prenons en compte dans le corpus l’entrée de Charles Quint à Bruges en 1515 dont sont conservés le compte-rendu et le programme iconographique important dans B.N. Vienne ms. 2591 (35 miniatures) et B.R. Bruxelles Impr. B. 1553 (35 gravures sur bois). Voir la reproduction de ces dernières dans La trvumphante entrée de Charles Prince des Espagnes en Bruges 1515. A Facsimile with an Introduction by Sydney Anglo, Johnson reprint, New York, s.d. (Bruges 1515). Pour d’autres entrées nous renvoyons parfois à Th. Godefroy, Le Cérémonial François, Paris, 1649, 2 vol [abr. : Godefroy].
[3] Ivi, p. 61.
[4] Kernolde G.R., From art to theater, form and convention in the Renaissance, Chicago, 1944.
[5] Blanchard J., La conception des échafauds dans les entrées royales (1484-1517), ouv.cit., p. 63.
[6] Ivi, p. 64.
[7] Ibidem.
[8] Ivi, p. 66.
[9] Ivi, p. 69.
[10] Ivi, p. 70.
[11] Ivi, pp. 71-72.
[12] Ivi, pp. 75-76.